XXIII

 

« LA sécheresse de l’été va à présent avoir des répercussions économiques sur le panier de la ménagère : les légumes en général, les fruits et la viande vont augmenter ; quant au pain, il est possible que… »

Ricanement de Marcel Michon qui ne quitte pas l’écran des yeux.

« Et les intermédiaires, mon petit pote, tu n’en parles pas, des intermédiaires ? C’est pas le genre de choses dont t’aimes causer, hein, Toto ? T’es bien à la solde du gouvernement, hein ? »

« … recule encore devant un blocage des prix et des salaires qui serait vu d’un très mauvais œil par… »

Esclaffement prolongé de Marcel qui s’apprête à entamer la polémique. La feuille que je lui ai remise est toujours entre ses doigts. Il n’a pas encore jeté un œil dessus, trop pris par son sujet.

« Papa, tu voudrais pas la lire, parce que… »

Mon cœur bat à nouveau, l’amour vous fait vraiment devenir cardiaque, je ne supporterai pas longtemps ce régime.

« Mets la télé moins fort, Marcel ! »

C’est Françoise qui crie de la cuisine ; pour nous frites et bifteck, pour elle carottes Vichy, because les intestins.

Marcel grommelle, fronce les sourcils, lit les deux premières lignes et lève les sourcils.

« Une excursion au Mont Saint-Michel ? Trois jours ? Non mais, hé ! ça va pas ? »

J’ai prévu le coup, c’est là que je dois rester calme, impassible.

« Ce n’est pas une excursion, c’est… »

Marcel se renverse.

« Ça, dit-il, ça, ça m’étonne pas du tout : c’est bien les profs d’aujourd’hui, je comprends parfaitement la combine, on se donne plus le mal d’apprendre, on sait plus tenir sa classe, alors un mois avant les vacances, allez hop une petite balade en car à la mer, le temps passe plus vite.

– Mais, dis-je, c’est pas du tout ça, c’est… »

Geste du père.

« Vous avez fini vos programmes ?

– Pratiquement.

– Ça veut dire quoi, pratiquement ?

– Ça veut dire oui ! Mais lis la page en entier, tu verras que… »

Grommellements confus.

« Je verrai quoi ?… »

Il parcourt et lit à haute voix :

« En plus de l’étude historique de la région, les élèves visiteront plusieurs usines sous la direction de personnel qualifié et devront remettre un travail… »

Il sort son paquet de Gitanes maïs, s’en colle une au coin de la lèvre et allume avec son briquet des années 50.

« Ça, c’est pas mal, remarque-t-il, vous n’allez pas rigoler beaucoup pendant votre excursion. »

Je hausse une épaule. Il faut travailler en finesse, beaucoup de doigté s’impose, de la haute voltige diplomatique.

« On est prévenus, dis-je, c’est le prof de science qui organise ça, une dingue du boulot… »

Attention, il faut frapper un grand coup, mais pas trop fort.

« Personnellement, si je n’y allais pas, je pleurerais pas. »

Il me fixe, roublard. Il sent en moi le type qui veut se défiler, couper à la corvée pendant que marnent les copains.

« Et qu’est-ce que tu ferais si tu n’y allais pas ? »

J’introduis dans mon expression une lueur d’espoir.

« Rien, dis-je, j’irais en étude, peinard. »

Léger sifflotement du père qui devient invisible peu à peu derrière ses bouffées âcres de tabac brun.

« Tu pourrais lire des illustrés, par exemple ? suggère-t-il, mielleux.

– Par exemple… »

Il claque sa main sur le papier.

« Et voilà à quoi tu rêves : tu lis Astérix pendant que tes copains seront à l’usine ! Eh bien, mon petit bonhomme, tu peux rayer ça de tes papiers. »

Bingo.

Pas le temps de me frotter les mains. Marcel se déchaîne :

« Et ça, ça va te faire du bien de savoir ce que c’est qu’une usine, tu vas voir également ce que c’est que le boulot, mon petit père, c’est pas du gâteau, tu peux me faire confiance… »

Je lui fais tout à fait confiance, mais ce que je voudrais, c’est qu’il signe. En tout cas, mon idée de visite d’usine, c’était du génie pur. La marque du cerveau.

« Au fait, dit-il, qu’est-ce qu’il y a comme usine au Mont Saint-Michel ? Je croyais que c’était plutôt sablonneux, comme région.

– Textile, dis-je. Textile et métallurgie. »

C’est là qu’il faut avoir des réflexes, pire que Lancaster quand il dégaine.

Il lit toujours et hoche la tête.

« Douze mille balles tout compris ? C’est pas trop cher… »

Je l’écoute plus distraitement, le tour est joué à présent, il est d’accord. Et je m’aperçois même d’une chose, c’est que j’ai toujours su qu’il le serait et que j’ai un peu honte parce que c’était trop facile : il râle, il me gronde, il n’est pas drôle, Marcel, mais c’est vrai qu’il m’aime bien, je crois…

Je l’ai presque toujours vu là, à cet endroit, devant son poste de télé avec le pavillon autour de lui, tout bien organisé… Chez Lauren, tout est, bien sûr, cent fois plus précieux – par exemple, dans la grande salle, il y a un bouddha. Ça se fait beaucoup chez les Américains, les bouddhas, c’est une sculpture vraiment ancienne et qui vaut cher, eh bien, il est par terre, comme ça, dans un coin, négligemment, on peut poser son chapeau dessus si on veut, tandis que chez nous on a des espèces de photos colorées qui représentent Rocamadour ou Montargis, des choses absolument pas précieuses, eh bien, aussitôt on met ça sous verre, tout juste si on n’installe pas une corde autour, comme dans les musées, pour qu’on ne puisse pas s’approcher… C’est affreux, notre système. Non seulement on n’a pas beaucoup de place, mais en plus c’est plein de petits coins interdits parce qu’il y a des tablettes à napperons, des petits meubles minables. Leur chambre, c’est terrible, c’est tellement bien rangé que je me demande toujours s’ils osent défaire le couvre-lit pour dormir. C’est simple : quand on voit leur plumard acajou plastifié, on comprend qu’elle ait mal aux intestins et que papa soit si peu drôle… C’est la maison la colique, au fond, et c’est peut-être aussi pour cela que je vais partir. Lauren et moi, nous ne vivrons jamais dans un trou pareil, jamais nous ne serons Marcel et Françoise.

« T’es d’accord, maman ? » demande Marcel.

Françoise arrive avec les frites. Supercuites, comme d’habitude ; elle ne saura jamais les faire.

« D’accord pour quoi ?

– Pour les usines du Mont Saint-Michel, ils vont les étudier trois jours. Douze mille francs, c’est pas donné, mais c’est correct.

– Moi, je suis de votre avis », dit-elle.

Et voilà, je savais que je n’avais rien à craindre de son côté.

Marcel emplit sa bouche de frites, se penche et monte le son de la télé.

« Les hôteliers constatent déjà que les locations pour le mois de juillet ne sont pas aussi demandées que l’année dernière à cette même époque et que… »

« C’est ça, murmure Marcel, vas-y, défends le petit commerce, c’est bien ton rôle… »

La soirée continue.

Je suis allé me coucher assez tôt et j’ai fait le bilan : l’argent, l’autorisation, tout y était. Pas besoin de passeport pour l’Italie, la carte d’identité suffit et j’en ai une, Lauren aussi. Venise est à nous… Lagune… Pont des Soupirs… Rialto et elle contre moi durant toutes ces heures… Lauren et moi au cœur des merveilles…

Bingo.

Je dors.

Je la vois demain. Six heures à Saint-Lazare. Jour J – 4. Quatre jours encore et arrivederci.

Je dors vraiment.

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